En 2025, la fin de la Seconde Guerre mondiale aura 80 ans – un anniversaire particulier pour fêter la victoire des Alliés.
En notre qualité de centre de recherche, il nous semble important de partager l’histoire belge et malinoise. Veerle Vanden Daelen, commissaire et responsable des Archives & de la Recherche à Kazerne Dossin, a identifié ce qu’a signifié la « libération » à la caserne Dossin et pour les Juifs, Roms et Sinti persécutés.
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1944, l’occupant et les gardiens collaborateurs de la caserne Dossin abandonnèrent leur poste à Malines, laissant sur place et sans surveillance au moins 549 détenus juifs et 3 non juifs. Qu’est-il advenu d’eux ? Et des nombreux déportés ? Et de ceux qui vivaient dans la clandestinité ? Une prise en charge de ces personnes a-t-elle été prévue ? Qui et qu’est-ce qu’ils ont trouvé en rentrant chez eux ? Comment se sont déroulés les premiers jours et les premiers mois après la libération ? La libération n’a pas, loin s’en faut, marqué la fin du cauchemar pour les Juifs, les Roms et les Sinti, mais le début de mois et d’années d’incertitude quant au sort des êtres chers, du sentiment de ne plus être à sa place nulle part et d’une absence totale de soins et de compréhension pour l’indicible souffrance physique et psychologique. Et pourtant, on observe en parallèle la reprise de la vie juive, malgré ou peut-être justement en raison de ce qu’il s’est passé.
Il devait être aux alentours de minuit quand les occupants ont ouvert les portes de la caserne Dossin et ont quitté les lieux en convoi. Si au début, les internés juifs et les 3 non juifs ne se tenaient plus de joie, celle-ci fut de courte durée. Car que faire à présent ? Il n’y avait que peu, voire pas, d’aide coordonnée pour les Juifs abandonnés à la caserne Dossin. Certains se rendirent en ville ou tentèrent de rentrer chez eux par leurs propres moyens, d’autres retournèrent vite à la caserne où des représentants juifs de Bruxelles vinrent les rencontrer afin de leur donner un peu d’argent pour leur retour ou de leur organiser un transport. Ceux qui avaient survécu à la guerre en vivant dans la clandestinité en Belgique, eux aussi, désiraient rentrer chez eux. Mais le retour à la maison fut dans la plupart des cas une douche froide : on n’y retrouvait ni famille ni amis, et pour une grande partie des survivants, il n’y avait même plus de maison où retourner. Les habitations juives avaient été vidées dans le cadre de la Möbelaktion, où tous les meubles utiles avaient été rassemblés afin de remeubler les maisons des victimes allemandes des bombardements alliés. Des voisins à qui on avait confié des choses prétendaient soudain n’avoir jamais rien reçu. Et comme en Belgique, la majorité des Juifs louaient leurs habitations, celles-ci avaient été relouées après leur longue absence. De parfaits étrangers occupaient leurs maisons… il n’y avait tout simplement plus de « maison » où retourner. Leurs seules possessions étaient les vêtements qu’ils portaient et le peu d’affaires qu’ils avaient éventuellement par ailleurs.
Beaucoup se retrouvèrent en situation de détresse. Les premiers secours leur vinrent de la résistance juive du temps de la guerre : le Comité de Défense des Juifs, rebaptisé Comité de Défense des Intérêts juifs, organisa la première aide d’urgence. Ce comité prit en charge les orphelins et les vieillards juifs, organisa des centres d’accueil avec des lits et une soupe populaire, distribua des vêtements, veilla à l’enregistrement des survivants, mena des recherches sur des personnes disparues, offrit une assistance juridique et bien d’autres choses encore. L’assistance sociale juive fut centralisée à Bruxelles et y opéra à partir du 11 octobre 1944 sous le nom Aide aux Israélites Victimes de la Guerre/Hulp aan Israëlieten Slachtoffers van de Oorlog (AIVG/HISO). Des antennes régionales étaient actives dans d’autres parties du pays, comme à Anvers. Bénéficiant d’un soutien financier et logistique venu surtout de l’étranger et d’organisations juives internationales, en particulier le Jewish Joint Distribution Committee (JDC ou Joint), cette organisation s’efforça de répondre aux plus grands et plus impérieux besoins.
Au cours de ces premières semaines et de ces premiers mois qui suivirent la libération de septembre 1944, il y eut surtout des Juifs ayant survécu à la guerre en Belgique (dans la clandestinité, pour la plupart) et des Juifs de Belgique rentrant au pays avec les troupes alliées. Tous étaient désespérément en quête de nouvelles de leurs proches. Pour les militaires alliés en particulier, ce fut la collision avec les informations relatives à la persécution des Juifs sous l’occupation.
L’Anversois David Isboutsky, qui avait fui via l’Espagne, le Portugal et Cuba avant de s’enrôler dans l’armée et de participer à la libération de la Belgique avec les troupes alliées, vécut des retrouvailles émouvantes avec ses parents qui avaient réussi à survivre dans un home en-dehors d’Anvers.
Rares furent cependant ceux qui connurent un tel bonheur. Lorsqu’il sonna à la porte de la maison parentale à Anvers, Herbert Stellman ne retrouva pas ses parents mais apprit qu’ils avaient été déportés et que tous les meubles avaient été emportés. « Een Belgisch Soldaat komt thuis – Hij vindt zijne joodsche ouders niet » (« Un soldat belge rentre chez lui – il ne retrouve pas ses parents juifs ») titrait la Volksgazet du 7 septembre 1944.
Léon Gronowski, qui avait survécu à la guerre à Bruxelles, écrivit dans son journal le jour de la libération de Bruxelles, le 3 septembre 1944 : « Le pays est libéré ; les gens courent dans les rues – fous de joie ; on pleure, on rit, on chante ; tout le monde s’étreint, c’est vraiment la fête ; … moi, je ne ressens encore aucune libération ; je suis malheureux et désespéré,… mes proches sont encore au camp. … J’erre dans les rues, sans savoir où je vais, mon cœur saigne ; la libération ne m’est pas destinée. (traduit du yiddish en néerlandais, puis en français) ». La femme de Léon Gronowski, Chana Kaplan, et sa fille Ita avaient été déportées depuis la caserne Dossin. Son jeune fils Simon s’était évadé du XXe convoi. Auschwitz-Birkenau n’ayant été libéré que le 27 janvier 1945, il fallut encore attendre des mois avant d’avoir des nouvelles de Chana et Ita. Les camps vers lesquels les détenus d’Auschwitz furent déplacés, notamment pendant les Marches de la Mort, seraient libérés encore plus tard. Les premiers rapatriés n’arrivèrent en Belgique que fin mars-début avril 1945. Et même là, il n’est pas question de grand retour : seules cinq personnes sur cent déportées depuis la caserne Dossin ont survécu aux camps. L’état et les récits des quelques survivants mettent en lumière la dure réalité du génocide. Une réalité que l’on commence alors seulement à appréhender. L’espoir était jusqu’alors resté fervent. Chez les Gronowski, il n’y a pas de nouvelles de Chana et Ita. Léon Gronowski meurt de chagrin dans leur maison d’Etterbeek, le 9 juillet 1945. Simon, quatorze ans, est désormais seul.
Pour les survivants des camps aussi, le retour fut une expérience traumatisante. Physiquement et psychologiquement brisé, survivant de 12 camps et des marches de la mort, Chil Elberg revint à Bruxelles le 22 mai 1945. Arrivé chez lui, il ne trouva aucun membre de sa famille. Leur nom avait disparu de la sonnette. Plus tard cette année-là, sa sœur revint de Suisse, où elle avait survécu à la guerre. Chil témoigna plus tard de sa joie indescriptible lors de ces retrouvailles – il ne se sentait enfin plus aussi seul au monde. Beaucoup d’autres, comme Emiel Vos, rentrent seuls. Emiel sait déjà à ce moment-là que sa femme et leurs trois petits garçons n’ont pas eu l’ombre d’une chance à leur arrivée à Auschwitz-Birkenau et qu’ils ont été immédiatement gazés. Il se sentit incapable de retourner dans la maison où ils avaient vécu heureux ensemble. Il déclara lui-même : « Quand je suis revenu, je suis d’abord allé voir ma maison. Elle était… habitée. Si je l’avais voulu, j’aurais pu faire mettre ces gens dehors. J’avais le droit de retourner dans la maison d’où les Allemands m’avaient trainé. Mais j’étais seul, qu’y aurais-je fait ? Ce n’est pas réjouissant d’aller habiter là où j’ai vécu avec ma femme et mes enfants. Pas réjouissant du tout. Ensuite, je suis allé rendre visite à mes voisins. Ils avaient gardé quelques-unes de mes affaires, il y avait encore chez eux le petit vélo de mon fils aîné. » Le petit vélo d’Andries Vos, six ans – la voix d’Emiel se brise quand il parle de sa famille assassinée.
Parallèlement au manque total d’aide psychologique pour les traumatismes indicibles qui continuaient à hanter leurs nuits, la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques et une quelconque forme d’indemnisation faisaient presque tout autant défaut. C’était le cas pour les victimes juives, mais aussi pour les Roms et Sinti survivants. Malgré l’introduction d’une demande, le Rom survivant Stevo Caroli n’obtint pas gain de cause : ni reconnaissance, ni aide financière,… rien.
Les moments communautaires furent une lumière dans la nuit pour certains survivants : les réunions et les activités au centre d’accueil, les associations juives qui reprenaient et les fêtes et traditions religieuses qui, après des années de persécution, pouvaient à nouveau être librement célébrées… Pour bon nombre de personnes restées seules, la communauté devint comme une famille, un lieu capable de combler le vide et de donner le courage de continuer.
Pour poursuivre votre lecture :
Veerle Vanden Daelen, ‘75 jaar geleden: een lichtje in de duisternis, de heropleving van het Joods leven in Antwerpen’, https://www.vrt.be/vrtnws/nl/2020/06/01/75-jaar-geleden-het-joodse-leven-herneemt/
Veerle Vanden Daelen, ‘Het Leven moet doorgaan. De Joden in Antwerpen na de bevrijding, 1944-1945.’, Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis – nr 13-14 – 2004, https://www.journalbelgianhistory.be/nl/journal/bijdragen-tot-eigentijdse-geschiedenis-nr-13-14-2004/leven-moet-doorgaan-joden-antwerpen-na
Dossier: De Bevrijding, Getuigen – Tussen Geschiedenis en Herinnering (Témoigner – Entre Histoire et Mémoire), nr. 139, avec des articles sur les 80 ans de la libération, sur la libération de la caserne Dossin et de Breendonk et sur la vie juive à Anvers et à Liège juste après la libération.
Image: Les premiers chars brianniques sont accueillis avec enthousiasme à Anvers le 4 septèmbre 1944 (source Kazerne Dossin, Fonds Kenis).